La décroissance (Face à l'info, Eddy Caekelberghs)

La décroissance

      Ceci est le script d'une émission de La Première (RTBF) : Face à l'info, présentée par Eddy Caekelberghs le 7 juin 2006.




E.C.: Nous allons parler d'un concept politique que l'on appelle la décroissance. La décroissance est un modèle qui s'inscrit en miroir, pour ne pas dire en opposition à la notion de développement durable. Est-ce que l'on peut vivre en permanence en croissance économique, est-ce que l'accroissement perpétuel des indicateurs tels que le produit intérieur brut sont des paramètres viables et durables pour notre société, une société qui gaspille, une société fragile notamment en raison des prix énergétiques qui flambent. De tout cela, il en sera question avec deux invités en direct: Alain Gras, professeur de sociologie au centre d'études des techniques des connaissances et pratiques à la Sorbonne. Il est auteur d'un ouvrage intitulé "fragilités de la puissance: se libérer de l'emprise technologique" chez Fayard. Avec nous également Vincent Cheynet, qui est lui, fondateur de "casseurs de pub" et rédacteur en chef de "La Décroissance", le journal de la joie de vivre. A mes côtés également Nicolas Willems qui a préparé ce dossier. Nous entendrons également d'autres voix, notamment des fausses pubs mais aussi l'autre voix, celle de Serge Latouche, professeur émérite d'économie à l'université de Paris-Sud dans quelques instants. Nicolas, en vous souhaitant le bonsoir, vous demander en quelques mots de cerner ce concept, c'est un effet miroir avec cette notion de développement durable.

N.W.: Exactement, et la décroissance part du postulat que les ressources planétaires ne sont pas inépuisables. Un simple chiffre: 80 % des ressources du globe sont exploitées par 20 % de la population mondiale. Les ressources fossiles qu'on utilise (gaz, pétrole) n'ont plus beaucoup de durée de vie. On parle de 20 ans, 30 ans et donc la croissance infinie n'est pas possible pour une terre finie en soi et c'est finalement l'idée de la décroissance. Je vous propose pour démarrer l'analyse de Serge Latouche. Il a publié un ouvrage entre autres qui s'appelle "Survivre au développement de la décolonisation: de l'imaginaire économique à la construction d'une société alternative". Voici sa définition de la décroissance:

S.L.: La décroissance c'est un slogan un peu provocateur qui vise un peu de rompre avec la langue de bois: pour la croissance, toujours plus ... Alors qu'on sait très bien que la croissance nous amène droit dans le mur. Donc derrière ce mot un peu provocateur, c'est surtout l'idée d'une remise en cause, d'un changement de cap de nos sociétés de croissance, c'est à dire de sociétés qui se sont laissés phagocytés par des économies de croissances, c'est-à-dire des économies qui n'ont d'autre objectif que la croissance pour la croissance. Croissance illimitée de la production, de la consommation par tous les moyens sans tenir compte des contraintes de l'environnement, des problèmes que ca pose.

N.W.: La décroissance n'est pas perçue comme un retour en arrière?

S.L.: Non, c'est un dépassement, c'est un retour par certains côtés, c'est retrouver nos fondamentaux c'est-à-dire les liens avec la planète avec la nature que une croissance infinie est incompatible avec un monde fini. Mais de toutes façons, tant qu'il s'agit de retrouver ce que les experts appellent une empreinte écologique soutenable, c'est-à-dire un mode de vie certainement plus frugal (ce qui veut pas dire archaïque) mais certainement plus frugal pour être compatible avec la régénération de la biosphère.

N.W.: Vous avez évoqué la notion d'emprunte écologique, pouvez-vous en dire un peu plus ?

S.L.: C'est ce que pèse notre niveau de vie en terme d'espace bio-productif. Notre consommation de nourriture bien sûr, mais pas seulement, se traduit par la nécessité d'une certaine quantité de terre. Alors l'espace disponible sur la planète fait 51 milliards d'hectares mais l'espace utile, bio-productif, c'est seulement 12 milliards. Et comme nous sommes plus ou moins 6 milliards, ça fait 1,8 ha disponible pour nous nourrir, pour nous vêtir, pour toutes nos consommations et surtout, parce qu'on oublie souvent sa dimension, pour recycler nos déchets. Parce qu'à chaque fois qu'on brûle 1 litre d'essence, il faut 5m² de forêt pour ré-absorber le CO2 émis. Alors cet espace, nous le dépassons de 30 %. En gros, si tout le monde vivait comme nous, il nous faudrait trois planètes. Et si tout le monde vivait comme les Australiens ou les Américains, il en faudrait six. C'est possible pour le moment car contrairement à l'idée reçue, ce sont les pays du sud qui nous donnent une assistance technique considérable puisque si tout le monde vivait comme les burkinabais, un dixième de de planète suffirait.




E.C.: Je me tourne vers notre premier invité, Alain Gras. Pour situer cette notion de décroissance, qui a d'ailleurs engendré récemment un parti de la décroissance, sur un échiquier de la pensée socio-économique et socio-politique. Est-ce que c'est une idée que vous situez ni à gauche ni à droite ou plutôt à gauche parce que la croissance elle est de partout ... on connaît des gouvernements de gauche comme des gouvernement de droite qui pronent cette croissance.

A.G.: Je ne pense pas que ce soit à gauche ou à droite, ce n'est pas sur l'échiquier politique qu'il faut poser le problème de la décroissance. Je crois que c'est à l'intérieur de la réflexion sur l'avenir de notre humanité, de notre bien-être. Ca dépasse donc largement le clivage gauche-droite. Certes, la pensée critique est plutôt à gauche donc en général on se situe à gauche mais je pense pas qu'il faut le poser en ces termes politiques et je crois surtout que la décroissance, au-delà de ce qu'a dit Serge Latouche, il faut vraiment la poser par rapport à la question du développement durable. Je crois que le développement durable est un gros problème, c'est un cache-sexe et et donc que c'est extrêmement dangereux. Je pense qu'il faut faire face à ce problème et que la décroissance est un moyen de faire face à tous ces problèmes qui se posent autour de nous.

E.C.: Durable ou soutenable, le dévelopement vous paraît un cache-sexe: est-ce que cela veut dire qui s'agit de revenir un autre niveau, de revenir en arrière dirons certains, on a entendu le mot frugal ... est-ce que vous pensez soutenable idée de convaincre les gens d'être adepte d'un mode de vie plus frugal ?

A.G.: Certes, convaincre, ce sera peut-être difficile simplement par le discours mais je pense que les catastrophes, les évènements qui vont se produire, qui se sont déjà produits, accompagnés de notre discours, vont arriver à les convaincre. Je ne crois pas à la simple puissance du verbe, je pense vraiment que la nature est en train de nous parler et je crois que la grande erreur de notre monde, et aussi du développement durable, est de croire que on peut même maîtriser le développement. Non, je pense qu'il faut négocier avec la nature et peut-être dans ce cas-là alors faut-il revenir en arrière, à l'idée des schamans, à l'idée des magiciens d'avant, et penser que la planète est un être vivant. C'est une hypothèse méthodologique mais je pense qu'il faut la prendre .. c'est l'hypothèse de Lovelock, l'hypothèse Gaïa. Je pense qu'on peut la prendre comment un moyen de comprendre qu'il faut changer dans notre approche du rapport avec l'environnement. Nous sommes dans une négociation avec la planète, nous parlons avec elle et nous ne sommes pas les maîtres du jeu.




E.C.: Vincent Cheynet, est-ce que le développement peut aussi se conjuguer autrement qu'avec la croissance parce que la notion de progrès, la linéarité du progrès, a emmené l'idée qu'une croissance, une accumulation était précisément la barre du développement.

V.C.: Je pense que le problème, c'est bien cette notion d'un monde sans limite, c'est-à-dire l'idée d'un développement et d'une croissance qui soit sans limite. Et c'est bien ce qui pose problème. Alors nous quand nous parlons de la décroissance, nous pensons bien évidemment que la croissance infinie est impossible mais une décroissance infinie serait tout à fait absurde. Donc nous sommes bien là dans cette idée de limite et de dire bien évidemment, un être humain ou une société ne se structure que lorsqu'il est capable de se poser ses limites. Donc la problématique, c'est une problématique rationnelle bien sûr par rapport aux ressources limitées de la planète mais bien au-delà, c'est une problématique philosophique. Ca veut dire qu'une société, mûe par cette recherche de croissance dans le développement infini va s'effondrer socialement, humainement et la conséquence de tout ça, c'est la destruction de l'environnement de manière très rationnelle. Donc la décroissance, c'est un moyen au service un discours démocratique et humaniste. On voit bien que le développement durable est une impasse. Face aux impasses de la croissance et développement sans fin, aujourd'hui plutôt que remettre en cause cette absurdité, on cherche des maquillages, donc on rajoute des préfixes trucs comme alter-développement, éco-croissance ou des qualificatifs comme développement soutenable ou croissance propre plutôt que de remettre en cause ce qui fait une grosse partie des problèmes de notre société, c'est-à-dire cette idéologie folle du sans-limite dans lesquel nous nous enfermons un peu plus tous les jours.

E.C.: Ce qui veut dire qu'il s'agit plus d'une révolution des mentalités que d'un réformisme des mentalités?

V.C.: Je crois qu'il ne faut pas du tout présenter la décroissance comme une sorte de jusqu'auboutisme révolutionnaire. Bien au contraire. Je crois que la décroissance, elle oblige à faire la part des choses, à penser qu'il y a des tas de choses qui sont épatantes dans nos sociétés, et qu'il faut conserver. Par contre, il y a aujourd'hui des éléments qu'il faut transformer radicalement. La décroissance, elle impose un virage terrible à notre société mais cette radicalité ne peut surtout pas verser dans l'extrêmisme, et c'est là toute la difficulté, c'est-à-dire réformer radicalement, de manière non superficielle notre société, cette folie de croissance mais sans détruire tout ce qu'il y a de plus positif dans notre société, comme les droits de l'homme, comme la démocratie, comme des tas de choses qui sont très positifs dans notre mode de vie occidental.

E.C.: Alors Alain Grâce, on parle ici de modèle en quelque sorte, de dialogue avec l'environnement, avec la planète, pourquoi pas... Comment dans l'état actuel des connaissances et des pratiques, ce qui fait somme toutes le socle même de vos recherches, peut-on arriver à modéliser cela, parce que nous sommes dans une société du tout à l'innovation technologique et même le Sud, en général, court derrière l'innovation technologique.

A.G.: Oui, alors là évidemment le problème, il est relativement simple, formellement. C'est que depuis environ un siècle et quelque, nous marchons uniquement à l'énergie fossile. Ce n'est qu'en 1900, donc à peine plus d'un siècle, que l'energie fossile l'a emporté face à l'énergie renouvelable. Aujourd'hui on ne connaît que l'énergie fossile comme moyen de ce qu'on appelle le développement. Je pense que donc il faudrait essayer de revenir à d'autres formes énergétiques, évidemment à l'énergie renouvelable mais sous toutes ses formes et donc effectivement, une certaine frugalité dans l'usage de l'énergie et c'est un objectif qui est facile à fixer et qui est peut-être aussi un objectif très amusant pour les techniciens et ingénieurs. Je suis pas du tout technophobe. Je pense que arriver à retrouver les technologies anciennes comme par exemple l'énergie au fil de l'eau qui était la noria ou qu'étaient certaines turbines hydraulique, c'est relativement simple .. on pourrait alors produire de l'énergie en moins grande quantité mais en tous cas avec une énergie qui ne soit pas polluante. Au contraire, je crois que c'est un objectif fabuleux, fantastique, pour tous les amateurs de technique.

E.C.: En même temps, vous venez bien de pointer que l'essentiel du moteur de la réflexion quand on pense décroissance, doit aussi se focaliser sur le modèle énergétique de notre planète, en tous cas de notre consommation occidentale, et c'est l'énergie qui est au coeur de notre (peut-être) dérapage du modèle de croissance.

A.G.: Pour moi, c'est évident, c'est bien effectivement primordial et c'est donc ce rapport avec l'énergie qu'il faut modifier très profondément. Et c'est là que la notion de frugalité intervient car modifier notre rapport avec l'énergie, c'est évidemment avoir moins de confort dans la vie quotidienne et en particulier aussi diminuer la mobilité. Parce que la mobilité, c'est le grand gourmand, c'est la catastrophe sur le plan énergétique, la mobilité des gens et des marchandises et donc la mondialisation, vous voyez en quoi tout ça se tient.




E.C.: Vincent Cheynet, je vois bien qu'en ce qui concerne l'énergie, notamment sur les sites Web que vous consacrez, vous reprenez des photos (par exemple en 73) de Pierre Messmer indiquant à la France qu'en regard du choc pétrolier, bien évidemment on va en venir à des restrictions et notamment que les prix, les grands prix de formule 1 ou les courses automobiles vont être arrêtées. Pensez-vous aujourd'hui pouvoir par exemple dire au lobby que ça représente, aux fans que ça présente, on arrête tout ça, on vole moins en avion lorsqu'on va en vacances, on construit des avions nettement moins consommateurs ... Est-ce que pour l'instant, Airbus, Boeing etc. avec les enjeux économiques qu'ils représentent, sont prêts à accompagner le mouvement ?

V.C.: En termes énergétiques, nous nous rapprochons du peak oil, du moment où nous extrairons le maximum de pétrole sur la planète. Après, l'extraction de pétrole va décliner, on imagine de 3 % par an et aujourd'hui il y a aucune énergie de substitution qui ait la même capacité que le pétrole. Donc si nous faisons rien, tout naturellement la régulation risque de se faire par le chaos et de créer des problèmes socio-économiques qui seront majeurs. Et c'est bien là aussi un énorme enjeu de la décroissance: c'est-à-dire face à cette raréfaction des ressources naturelles aujourd'hui nous devons anticiper ce mouvement de déclin d'extraction d'énergie. C'est un grand enjeu de société. Alors on a parlé de cette problématique humaniste mais aussi nous devons aussi faire face à la réalité de ce qu'est notre planète, à la réalité physique de notre planète pour ce qui est de la raréfaction des ressources. Si nous ne voulons pas rentrer dans une phase de chaos socio-économique et bien nous avons intérêt à préparer, à anticiper la raréfaction du pétrole. C'est pour ça que nous luttons par exemple pour la suppression du Grand Prix de France de F1. Evidemment, un grand prix, en tant que tel ne réprésente pas une pollution extraordinaire (c'est certes une pollution conséquente), mais nous nous attaquons surtout au symbole que représente le grand prix de France de F1, c'est-à-dire une espèce de paroxysme de pollution, de pillage de ressources naturelles, de gaspillage et nous pensons que nous arriverons aussi à transformer la société en touchant à ce type de symbole, c'est comme ça que nous ferons comprendre à nos contemporains que cette folle course à la technique, à la croissance, au gaspillage ne peut pas continuer éternellement si nous voulons vivre bien, de manière plus équitable, le plus juste sur la planète, eh bien il faut que nous transformions d'abord nos mentalités, c'est ainsi que nous transformerons notre sphère politique.

E.C.: Je vois bien que vous vous êtes mobilisés, vous avez été aux périmètres de ces grand prix, accompagnés de personnalités aussi éminentes qu'est le professeur Albert Jacquart, qui a lancé des appels ... je vois bien la phrase également qui est affichée sous cette photo qui dit : "la folie qu'il y aurait à vouloir toujours aller plus vite lorsque l'on tourne en rond" ... mais même flanqué d'éminentes personnalités ou d'une ONU des personnalités mobilisées, il semble bien que les modèles planétaires vacillent peu.

V.C.: Je dirais aujourd'hui, nous n'avons pas vraiment le choix. Soit nous décidons de changer dans un cadre démocratique, et humaniste, soit malheureusement, la nature risque de nous arrêter. Et je crois peu aux vertus pédagogiques des crises, parce que les crises, parfois, peuvent transformer de manière positive la société mais elle présente aussi tous les risques de nous faire aller vers des systèmes autoritaristes, ou des systèmes dictatoriaux. Donc, notre priorité étant bien les valeurs humanistes et démocrates, nous pensons qu'il faut anticiper cette dépletion du pétrole par exemple.

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